M. Robin: Escadrons de la mort, l’école française

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Titel
Escadrons de la mort, l’école française.


Autor(en)
Robin, Marie-Monique
Erschienen
Paris 2004: Éditions La Découverte
Anzahl Seiten
453 p.
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Pierre Jeanneret

L’émission TV éponyme, sur Canal Plus et Arte, avait fait grand bruit. Ce livre constitue la version plus approfondie d’une enquête accablante sur des faits terribles. Il est construit comme une tragédie en 4 actes.

Le premier a pour décor la guerre d’Indochine 1946–54. L’armée coloniale française s’y trouve confrontée à un ennemi usant de nouvelles méthodes de combat, mouvant, fluctuant, insaisissable, s’appuyant sur une solide structure politicomilitaire révolutionnaire, le Vietminh, et se fondant dans la population. C’est en Indochine que le colonel Trinquier forge le concept – promis à un grand succès jusqu’au milieu des années 70 – de «guerre subversive»: il l’exposera en 1961 dans La Guerre moderne, qui deviendra, dans le monde entier, la bible de tous les spécialistes de l’action «antiterroriste». Il s’agit d’une part d’extraire de la population les métastases révolutionnaires, par le regroupement forcé en villages non susceptibles d’être contaminés, par la recherche du renseignement (qui deviendra vite un euphémisme pour dire «torture»), par des liquidations sommaires et «disparitions»; d’autre part de gagner les coeurs de cette même population par une «action psychologique»: or il apparaîtra rapidement, dans diverses situations, que les premiers annihilent l’effet positif de cette dernière … Comme le dira le général américain John Johns, devenu un adversaire résolu de ces thèses, «la seule manière de venir à bout du terrorisme ou d’un mouvement subversif, c’est d’en comprendre les causes» (p. 253). La réponse relève donc d’une analyse politique, économique, sociale de ses racines et des motivations de ses militants. Or, comme l’exprime de façon synthétique M.-M. Robin, «la France s’enferrera dans une option purement militaire pour résoudre ses problèmes coloniaux, laquelle suivra son implacable logique, envers et contre tous les principes moraux et éthiques, pourtant largement revendiqués par le “pays des droits de l’homme”» (p. 14). On le sait, le combat pour l’Indochine se confond dès 1949 avec la guerre froide. Il s’agit donc à la fois de «défendre l’empire» et de lutter contre «les agents du communisme mondial». Or l’Indochine a marqué toute une génération de jeunes officiers, aigris par l’indécision et les faiblesses du pouvoir civil; elle a contribué notamment à forger le mythe du «para» et, chez certains, une mentalité putschiste.

2e acte: l’Algérie. On y retrouve ces officiers «malades de l’Indo» et traumatisés par le désastre de Diên Biên Phu. Aveuglés par un anticommunisme simpliste, ils voient à tort la lutte du FLN comme un élément de la subversion communiste mondiale. C’est pendant la guerre d’Algérie que les méthodes élaborées en Indochine sont institutionnalisées: déplacements de populations, quadrillage urbain, rafles, disparitions (les tristement célèbres «crevettes Bigeard», cadavres de militants FLN, ou présumés tels, retrouvés dans la mer …); et surtout l’usage systématique de la torture, assorti des pires humiliations, et enrobé de «justifications morales» auxquelles même quelques prêtres donnent leur aval. Autant de méthodes sans doute efficaces à court terme, mais dont l’on sait qu’elles contribuèrent au ralliement massif de la population algérienne derrière le FLN. La «Bataille d’Alger» de 1957 (en réalité une impitoyable opération de police) constitue le point d’orgue de ces pratiques et servira de modèle référentiel aux dictateurs sud-américains des années 70. Tout cela se déroule en dehors de tout cadre légal, avec l’aval du gouvernement socialiste de Guy Mollet. Inquiétante dérive antidémocratique: l’armée de métier, et tout particulièrement les régiments parachutistes, s’arrogent donc en Algérie une fonction politique. Devenue un Etat dans l’Etat, développant une idéologie «virile», fascisante et antirépublicaine, elle est gangrénée de surcroît par une composante «national-catholique» intégriste, représentée par des mouvements comme la Cité catholique, proches de Mgr Lefebvre, sur lesquels l’auteur apporte des révélations tout à fait intéressantes. Les officiers les plus extrémistes sont mûrs pour basculer dans le pronunciamento de 1961 (qui avorte lamentablement), puis dans l’OAS et la folie criminelle de ses «commandos Delta».

3e acte: ces soldats perdus de l’OAS réapparaissent en Amérique du Sud, notamment dans l’accueillante Argentine. Le ministre Pierre Messmer y a éloigné aussi, comme conseillers militaires, les factieux potentiels … C’est ainsi que la lutte antisubversive, produit «made in France» fort apprécié, est exportée dans les Amériques. N’y fait-on pas dans les écoles de guerre un usage paradoxal du film, remarquable d’authenticité, La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo et Yacef Saâdi, comme outil de formation antisubversive? Détour par les Etats-Unis, qui appliquent les méthodes algériennes à tout le Vietnam du Sud: c’est l’«opération Phénix » (20 000 liquidations sommaires?). Ces mêmes Etats-Unis qui vont former des milliers d’officiers sud-américains aux méthodes antisubversives. Or, dès 1964, onze Etats latino-américains tombent sous la coupe des militaires: la plupart deviendront des dictatures souvent féroces. Au Chili et en Argentine particulièrement, l’armée a été endoctrinée sur une base que M.-M. Robin qualifie de «nationaliste, catholique intégriste, antilibérale, antidémocratique, anticommuniste, antimaçonnique et antisémite» (p. 224). De «l’école française», elle a retenu une «conception néfaste et perverse», celle de l’«ennemi intérieur» qu’il faut détruire impitoyablement: dirigeants syndicaux, ouvriers ou paysans, communistes, progressistes, chrétiens engagés dans les mouvements sociaux, etc. Le général argentin Ibérico Saint-Jean n’hésitera pas à proclamer en 1977: «D’abord, nous tuerons tous les subversifs, ensuite leurs collaborateurs et sympathisants, puis les indifférents, et finalement, tous les indécis» (p. 320). La suite, dans le Chili de Pinochet puis, avec plus de discrétion (pour ne point choquer l’opinion internationale) dans l’Argentine de Videla, est aujourd’hui trop connue pour qu’il soit besoin de s’y étendre. L’auteur ne nous épargne cependant la description précise des pires horreurs. Ainsi la spécialité argentine des «vols de la mort»: prisonniers torturés drogués au pentothal et jetés vivants dans la mer. Enfin M.-M. Robin décortique le mécanisme de l’«opération Condor», coordination entre dictatures sud-américaines et leurs polices secrètes, véritable «multinationale de la répression» contre un danger communiste souvent imaginaire, et cela avec la «complicité tacite» des Etats-Unis, jusqu’à Jimmy Carter qui y met un terme et encourage au contraire la démocratisation du continent.

Enfin – et c’est le 4e acte de cette tragédie de sang, de cris de suppliciés et de mort – retour en Algérie, avec la «sale guerre» des généraux depuis 1992, qui ont repris à leur compte, jusque dans le détail («gégène», «baignoire») les méthodes françaises. La boucle est bouclée …

Le lecteur ne sort pas indemne de cette démonstration terrible, qui suscite aussi des réflexions. La première est suggérée par la guerre des Malouines (1982) et la capitulation honteuse des forces argentines face au corps expéditionnaire britannique, qui entraînera rapidement la chute du régime des généraux. Que démontre cet épisode, sinon l’incapacité des armées formées à la seule répression intérieure à mener une véritable guerre et à défendre le territoire national, ce qui est leur mission première?

Comment expliquer par ailleurs que d’anciens combattants et même d’authentiques héros de la Résistance antinazie (les généraux Compagnon ou Massu, le colonel Bigeard, le commandant Aussaresses …) aient pu se muer en tortionnaires? Psychose anticommuniste conduisant à une vision manichéenne du monde? Etat d’esprit raciste acquis dans les guerres coloniales? Poids politique pris par l’armée? Démission du pouvoir civil face à ces militaires devenus omnipotents et son approbation tacite des pires méthodes? Au-delà des explications historiques rationnelles, cette inversion des valeurs – à laquelle bien peu, comme le préfet de police d’Alger Paul Teitgen ou le général de Bollardière, eurent le courage de dire non – nous invite à une réflexion philosophique sur l’homme, ses potentialités d’abnégation mais aussi de froide cruauté. Si Escadrons de la mort se lit comme un «polar» ou un roman noir, l’ouvrage n’en est pas moins le résultat d’une longue et persévérante enquête, menée avec une extrême rigueur par une grande journaliste (lauréate du Prix Albert-Londres en 1995). On appréciera particulièrement son utilisation toujours intelligente, lucide et distancée de l’histoire orale. Usant de toutes les ficelles du métier (comme le microphone / la caméra cachés, à l’instar de Claude Lanzmann pour le tournage de Shoah), elle a su n’être jamais dupe des témoignages, avec leurs «digressions et anecdotes interminables, trous de mémoire pas toujours involontaires, accès de surdité réels ou d’autant plus opportuns que les questions sur les méthodes de la “guerre révolutionnaire” se feront plus précises …» (p. 10). Une leçon d’investigation sur un sujet tragique.

Citation:
Pierre Jeanneret: Compte rendu de: Marie-Monique Robin: Escadrons de la mort, l’école française. Paris, La Découverte, 2004. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 56 Nr. 3, 2006, pages 380-382.

Redaktion
Veröffentlicht am
17.01.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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